Ex nihilo Neil

17 juin 2011

Les Prétendants d'Elya (4)

Quatrième chapitre, où nos héros investiguent avec une certaine vigueur dans les tréfonds de la cité.


Enquête en aveugle

De retour, chacun alla se présenter au chef de sa caste afin de prévenir du danger. Galaad et Pelenor demandèrent à tous les protecteurs de la ville de se renseigner sur les convois, avec en particulier pour les gardes en faction devant les portes la consigne expresse de nous prévenir sitôt qu’un attelage chargé de jarres gravées de runes passerait les limites de la ville.
Aléthéïos et Azyel prévinrent le chef de la puissante caste des Mages, qui se montra très préoccupé par la nouvelle. J’informai naturellement les prodiges des derniers événements, mais aucun n’avaient entendu parler de tels maléfices.
Quant à Vallach’, n’ayant pas de chef à prévenir, il passa l’après-midi à traîner dans les rues et les palais en quête d’un portrait de la princesse afin de ne plus se tromper la prochaine fois qu’il la croiserait. Mais les portraits de la famille royale n’étaient pas si nombreux que cela et il ne put en trouver un seul.

Le soir, nous nous retrouvâmes devant un repas frugal pour certains, plantureux pour d’autres. Les discussions dans l’auberge étaient essentiellement axées sur l’arrivée du nouveau prétendant, le fils du duc d’Olanie, un bon parti que chacun décrivait comme fort, beau, sympathique et charismatique, ce qui mettait bien sûr Vallach’ d’humeur massacrante. Mais la journée avait été par trop épuisante et riche en émotions pour que nous prêtions attention à ses jérémiades, et nous allâmes bien vite nous coucher.

Le lendemain, nous nous répartîmes les tâches afin de gagner du temps. Vallach’ et moi recherchions où les agresseurs des portes avaient pu se procurer du chloroforme pendant que Galaad et Azyel se renseignèrent auprès des gardes du palais au sujet de la poterne qu’avait empruntée la supposée princesse pour rentrer. Après tout, celle-ci n’était toujours pas hors de cause. Pelenor, de son côté, alla traîner du côté du port afin d’en apprendre plus sur les récents incidents, qui étaient peut-être liés au transport des jarres.

De fait, le recueil d’information fut assez court. Vallach’ alla demander du chloroforme dans les trois boutiques de la ville autorisées à en vendre (mais pas, naturellement, à des particuliers débarqués d’on ne sait où) et fit chou blanc sur chou blanc. Chaque apothicaire se rendit presque immédiatement auprès d’une caserne de protecteurs pour signaler l’infraction, témoignant ainsi de sa bonne foi.
Le soir, les rapports se firent devant un verre à la taverne : Galaad avait appris des gardes que les notables du palais empruntaient parfois la poterne pour sortir incognito, ce qui ne prouvait pas grand-chose, en dehors du fait que notre mystérieuse noctambule était effectivement de bonne famille. Il signala également qu’un des gardes avait observé, il y a quelques nuits de cela, une étrange forme dans le ciel, comme un grand oiseau. Comme elle était passée très vite et qu’il avait bu un verre ou deux, il avait préféré ne pas la signaler, mais il semblait certain d’avoir bien vu.
« Ceci coïncide avec une de mes découvertes, lança Aléthéïos en posant un objet sur la table. Il s’agissait d’une grande plume d’un blanc immaculé. J’ai trouvé ceci sur un toit, près du château. Je recherchais des faiblesses possibles dans la protection des lieux, mais il n’y en a aucune. Fini les sérénades, Vallach’, si tu veux entrer dans ce palais il faudra voler. Au fait, Fagus, tu vois de quel oiseau il peut s’agir ?
— Voyons… C’est manifestement une rémige, les rectrices n’ont pas cette forme totalement asymétrique… Sans doute une extérieure, vu la taille… Quoique… Non, les barbillons croisés et la longueur de la hampe indiquent sans conteste qu’il s’agit d’une interne… Impossible, un animal pareil mesurerait dans les trois mètres d’envergure ! Aucun taxon aviforme du secteur ne peut atteindre une taille pareille.
— Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda Pelenor, le front plissé par l’effort.
— En gros, il sait pas ce que c’est.
— Ah, d’accord.
— Oui, bon, Pelenor, qu’as-tu trouvé ?
— Et bien, après une longue investigation dans tous les bars du port, j’ai fini par me faire expliquer que deux bandes rivales se mènent actuellement une guerre acharnée pour le contrôle de la ville. Pour simplifier, y a les petits jeunes qui montent, c’est la bande de Gorak le Borgne, et les vieux qui baissent, ce sont les Fils de Durik. Les autorités observent des règlements de compte toutes les semaines, le fleuve n’en finit plus de charrier des cadavres de malandrins criblés de flèches, que les protecteurs classent en général dans les cas de suicides.
— C’est charmant, et cette fierté professionnelle les honore, mais en quoi cela peut-il se raccorder à notre enquête ? fis-je.
— Apparemment, la situation est récente, poursuivit le chevalier, nonobstant ma remarque. Gorak le Borgne ne s’est réveillé que depuis un mois, avant il ne faisait pas d’histoire. Tout d’un coup, il a voulu prendre le pouvoir.
— Tu vas rire, mais je ne vois toujours pas le rapport.
— J’y viens : depuis que Gorak fout sa merde, c’est le bordel sur le port, du coup les dockers se font parfois sucrer leur boulot. Par exemple, il y a quelque temps, un navire est arrivé et le capitaine a tenu à faire décharger et recharger sa cargaison par ses propres hommes.
— On le comprend, avec ces gredins qui traînent. Je ne saisis toujours…
— Sa cargaison de jarres.
— Ah.
— De jarres avec des runes dessus.
— D’accord.
— Sais-tu à qui appartenait le bateau ? intervint Aléthéïos.
— Non. Tout ce que je sais, c’est qu’il s’agit d’un bateau de type jasporien.
— Tiens, tiens, tiens… Et le prince Argen de Jaspor, qu’est-ce qu’on sait sur lui ? demanda Azyel.
— C’est un beau parleur et un sacré marchand. Mais il a une réputation d’honnêteté et certainement pas d’humaniste, répondit Vallach’, très au fait des bruits courant sur ses rivaux.
— L’argent n’a pas d’odeur… Si le bateau lui appartient…
— Ne nous emballons pas. Jaspor est juste en face, à quelques milles de la côte. Des centaines de bateaux jasporiens mouillent au port, intercéda Aléthéïos.
— Par contre, le prince Argen a loué un entrepôt sur les quais, poursuivit Pelenor. J’ai jeté un coup d’œil, c’est bien gardé.
— Impeccable ! On ira y faire un tour cette nuit, histoire de voir ce qu’il a à cacher, suggéra Galaad.
— Donc tu penses qu’Argen aurait payé Gorak le Borgne pour qu’il cause des ennuis sur le port afin de pouvoir décharger personnellement sa cargaison sans attirer les soupçons ? Cette thèse semble un tout petit peu capillotractée, non ? fis-je.
— On peut aller prendre les renseignements directement à la source, si tu veux, proposa Pelenor. J’ignore où vit Gorak, mais je sais où on peut le trouver : une petite taverne sur le port. Il a quelques gorilles, mais rien qui nous fasse peur, pas vrai les mecs ? »
Azyel et Galaad eurent un regard mauvais, Aléthéïos garda son air amusé et Vallach’ et moi échangeâmes un coup d’œil. Ce soir, c’était la foire au bourrin.

Nous étions cinq devant la taverne où Gorak le Borgne devait se trouver. Vallach’ s’était rapidement assuré que nous n’avions pas besoin de lui et était parti surveiller le palais afin de repérer si la princesse tentait une escapade.
Nous avions convenu d’un plan subtil qui, selon moi, devait limiter au maximum le nombre de blessés potentiels, voire de morts violentes. Aléthéïos allait entrer, repérer Gorak et lancer sur lui un sort de contrôle mental qui lui permettrait de le faire agir à sa guise. L’attirant dehors, il le mettrait alors sous notre coupe. Si les gorilles tentaient une sortie ils en assumeraient les conséquences, mais en la jouant fine et en faisant croire que Gorak était malade (excès de boisson), on pourrait s’en tirer avec un seul malabar à endormir.
« Mais dis-moi, le contrôle mental, tu es sûr que c’est un sort des rêves, ça ? » demanda Azyel, l’air peu conciliant.
Aléthéïos sourit brièvement, et reconnut qu’il « avait un peu développé ses arts en dehors de la sphère des rêves, afin d’être plus efficace ». Il faisait cependant très attention car on a vite fait de sombrer dans les affres du fatalisme.
Azyel le laissa aller, mais il était évident que sa confiance en Aléthéïos, déjà toute relative, s’étiolait à grande vitesse.
Je me postai à une fenêtre et observai l’intérieur de la taverne. Gorak était immanquable, quoique dans un coin sombre. Cinq types du gabarit de Pelenor l’entouraient, sans que cela ne ralentît le pas de notre mage. Celui-ci fila droit vers le bandit et le scruta intensément. Mais contrairement à ce que j’attendais, c’est son expression qui changea, passant par la surprise, la peur (mais très peu de temps) et retournant à son habituelle lassitude amusée.
Gorak lui dit un mot, il répondit brièvement. Comme les malabars se levaient et commençaient à l’encercler, je sentis plus que je ne vis la goutte de sueur glisser sur sa tempe, malgré son air blasé. Nous entrâmes alors, prêts à la bataille.
Mais si Gorak ne nous accorda pas un regard, celui d’Aléthéïos nous figea sur place. Un regard qui signifiait, en gros : « NE BOUGEZ PAS ! Je gère, mais venez pas faire chier ! »
Leur conversation reprit.
« Vous êtes au courant pour le Fléau ? Cela ne vous gêne pas de participer à son exportation ?
— Bah, le Fléau, c’est ennuyeux, mais après tout, on meurt tous un jour, hein ? Pour l’heure, je ne suis pas responsable de ces convois. Vous enquêtez là-dessus peut-être ?
— On ne peut rien vous cacher. Pourquoi avoir choisi cette enveloppe ?
— Oh, c’est vous qui le demandez ? Il faut bien que les choses avancent. Place aux jeunes, faut qu’ça bouge que diable ! Et pour bouger, ça va bouger d’ici peu dans le coin. Vous êtes au courant, j’imagine…
— Bon… Ben, si vous n’y êtes pour rien, on va pas vous déranger plus longtemps, hein… »
Aléthéïos fit mine de sortir et, d’un signe, Gorak ordonna à ses hommes de main de le laisser passer. Pour la première fois, il nous regarda, son œil unique nous transperçant jusqu’à la moelle. Au point que Galaad, en sortant, murmura un petit « Merci monsieur ».

« C’était quoi ce délire ? Comment il a résisté au contrôle mental ? C’est qui ce type ?
— C’est un dragon de la fatalité. »
Nous restâmes sous le choc devant l’énoncé d’Aléthéïos.
« Il a pris le contrôle de Gorak il y a un mois, croyant avec raison que des choses allaient se passer dans le coin. Mais il n’est pour rien dans le trafic du Fléau. Même les féaux de Kalimsshar[1] craignent la lèpre des immortels. Mon père m’a souvent parlé d’un dragon de la deuxième génération après Kalimsshar qui l’avait aidé à venir à bout de…
— Une seconde ! intervint Azyel, assez remonté. Tu manies les sortilèges de la fatalité, tu dialogues avec des dragons de l’ombre, tu connais le Fléau… Ça suffit comme ça ! Qui es-tu exactement, Aléthéïos ? »
Le mage des rêves se tourna vers Azyel, l’air toujours aussi blasé. L’atmosphère s’était soudain rafraîchie. Peu d’entre nous doutaient encore de l’affiliation directe d’Azyel avec l’Inquisition des protecteurs. Et aucun n’était assez naïf pour ne pas avoir compris qu’Aléthéïos avait fait plus d’une incursion dans la sphère du fatalisme. Mais le radicalisme du premier allait peut-être signer la fin de notre petite coterie.
« Eh bien, je suis… tiens, qu’est-ce qui se passe ici ? »
Effectivement, chemin faisant nous étions arrivés au niveau de l’entrepôt du prince de Jaspor, siège d’une activité aussi intense que nocturne. Des gens transportaient des caisses en dehors du bâtiment et les chargeaient sur un chariot qui les emportait vers le port.
« Aléthéïos, tu peux faire tomber une de ces caisses à distance ? demanda Pelenor.
— Je comprends… Vas-y, je m’en occupe. »
Pelenor s’avança vers la file, sans même essayer de dissimuler sa masse imposante. Alors qu’il passait près d’un docker, Aléthéïos lança un sort mineur qui fit faire un faux pas au porteur. La caisse tomba et s’ouvrit, libérant un véritable fagot d’épées. Pelenor s’approcha et proposa son aide au malheureux. Il revint vers nous quelques minutes plus tard : « Il s’agit d’une commande au prince Argen d’un marchand de Solyr. Ils transvasent le chargement d’un bâtiment à l’autre parce qu’Argen en a marre de payer la location.
— Une commande ? s’exclama Galaad. Il y a là de quoi équiper deux à trois cents personnes !
— Mouais… Il faudra se renseigner sur ce marchand, cette histoire n’est pas nette. Allez, on rentre, il se fait tard.
— Mais… Mais… Aléthéïos… bafouilla Azyel.
— Tout le monde s’en fout, Azyel. Va dormir ! »

Le lendemain, Vallach’ arriva avec un grand sourire à table pour le petit déjeuner. Il nous raconta, avec force détails, qu’il avait surveillé le palais toute la nuit, jusqu’à ce qu’il eut vu deux jeunes filles encapuchonnées en sortir par la poterne. L’une d’entre elles se dirigeait par les toits vers l’auberge où était hébergé le duc d’Olanie, principal rival de notre faisan préféré.
Ni une ni deux, notre ami s’était précipité dans cette direction, avait gravi la façade (non sans quelques difficultés, comme en témoignaient les nombreux accrocs sur son haut-de-chausse) et retrouvé la belle sur le toit. La description de celle-ci correspondait assez bien à la jeune fille que nous avions rencontrée quelques jours auparavant. Il lui avait proposé un verre qu’elle s’était empressée d’accepter, avait bavardé avec elle des heures et des heures de sujets passionnants (même s’il était incapable de nous en citer un seul) et avait fini par lui proposer de la revoir le lendemain au soir, afin de lui confier un cadeau pour la princesse.
« Comment ? Il ne s’agissait pas de la princesse ? demanda Galaad, intéressé.
— Ben… En fait j’en suis pas sûr. C’est que… » mais Vallach’ fut interrompu par nos éclats de rire. Difficile de réprimer un fou rire quand, après une heure de récit romantique, le conteur vous avoue qu’il ne savait toujours pas qui il avait tenté de séduire.
« Mais arrêtez ! Je voudrais vous y voir, aussi… C’est vachement dur à caser dans une conversation !
— Tu me sembles bien parti mon ami… déclara tout à fait sérieusement Aléthéïos (il était du reste le seul à ne pas rire).
— Tu le penses vraiment ? demanda Vallach’, exprimant notre pensée à tous.
— Bien sûr. Qu’il s’agisse de la princesse ou d’une de ses proches, tu as marqué des points importants. N’oublie pas qu’elle n’est pas supposée rencontrer de prétendants avant la semaine prochaine. Toi, elle te connaît déjà, et même si seulement le quart de ce que tu nous as dit est vrai, elle semble plutôt t’apprécier. Cette histoire pourrait bien ménager un dénouement inattendu.
— Merci, c’est bon d’avoir quelqu’un qui croit en soi » répondit Vallach’, nous toisant du regard alors que le discours d’Aléthéïos nous avait calmés. Nous le regardâmes en retour, et explosâmes de rire à nouveau, hilares devant son air supérieur.
« Ouais, ouais, ben comptez pas sur moi pour vous inviter au château quand je serai roi. » Ce qui n’eut comme de juste pas d’autre effet que de redoubler nos crises de rires.
« Ah, au fait, j’ai quand même appris un truc intéressant : on a retrouvé des plumes sur le balcon de la princesse. »
La nouvelle nous calma un peu (enfin, Pelenor et Galaad se tenaient toujours douloureusement les côtes) et nous nous interrogeâmes de nouveau sur ces grandes plumes blanches.
« Peut-être un des prétendants a-t-il apporté son zoo personnel afin d’impressionner la princesse, proposai-je. J’irai me renseigner dans la cour du château tout à l’heure, on ne sait jamais. Le petit personnel en sait souvent plus qu’on ne le croit.
— Mouais. Il utilise peut-être un pélican géant pour effectuer ses visites nocturnes à la princesse », suggéra Galaad entre deux hoquets avant de replonger illico dans un fou rire nerveux, assisté de Pelenor.

La matinée fut employée par les protecteurs à se renseigner sur le marchand qui avait acheté les épées à Argen de Jaspor. Il s’agissait apparemment d’un proche du comte de Falonie, donc intouchable tant ce dernier avait bonne réputation.
Mon enquête sur un éventuel zoo transportable ne donna rien : il semblait que chaque rival de Vallach’ n’avait apporté que le strict nécessaire, sans luxe de panache.

En début d’après-midi, les choses s’accélérèrent brutalement.

Deux protecteurs vinrent nous prévenir qu’une cargaison de jarres gravées de runes venait de passer les portes de la ville en direction de la forêt. Nous nous précipitâmes dans la première caserne, où Galaad réquisitionna un attelage. Pelenor et Azyel montèrent chacun leur cheval, et notre troupe au grand complet partit à l’assaut du convoi.
« On fait comment ? On les laisse aller là-bas et on les cueille devant la colline ? Après tout on sait où ils vont, on n’est pas obligés de se presser… » criai-je à Pelenor depuis l’attelage.
Celui-ci émis un grognement, suivi d’un très explicite : « Conneries ! On les rattrape et on les fait parler !
— Il faudrait peut-être un plan de secours, au cas où… » fis-je, plein d’espoir.
Azyel établit les bases du plan : « Plan A : Arrêtage des bœufs. Plan B : Bœuf ! »
Tout en discourant de ces cruciales questions de stratégie, nous arrivâmes en vue du modeste char traîné par un potame placide. Cinq individus l’encerclaient, tous encapuchonnés de gris, sans doute pour passer inaperçus dans les bois (?).
Alors que je me demandais comment allait s’opérer l’attaque, étant donné la présence fort probable d’arbalétriers du côté des opposants, Azyel sembla péter un plomb. De son gantelet maintes fois enchanté, il fit jaillir deux boules de feu de la taille d’une pastèque qui filèrent droit sur deux des gardes, les incinérant intégralement en quelques secondes. Comme un des survivants se retournait, il fut grillé sur place par un troisième projectile enflammé.
« Prenez ça, les humanos ! Allez, approchez, messire Azyel, mage de Brorne et de Kroryn, aurait deux ou trois mots à vous dire !
— Mais qu’est-ce qui lui prend ? m’exclamai-je. Hé, messire du kebab, on se calme, il nous faut quelques survivants à interroger… »
Mais le mage semblait pris de frénésie, tout à sa haine envers les humanistes qui n’avaient même pas eu le temps de sortir leurs arbalètes de sous leurs capes. Il préparait un nouveau sortilège quand soudain son regard s’enflamma (si j’ose dire) encore plus. Il baissa les bras, sans que ce geste ne soit rassurant. Défouraillant soudainement son épée, il s’exclama :
« Non, vous n’êtes pas digne de ma magie. Je m’en vais régler votre compte à coups de lame rédemptrice. Laissez passer le purificateur ! Je m’en vais nettoyer cette vermine du dos de Moryagorn ! Je vais… »
Azyel s’était soudain figé sur place, laissant sa monture décider du choix de la direction. Celle-ci, sans doute familière des délires génocidaires de son maître, préféra se ranger aux côtés de notre attelage. Je remarquai alors la main tendue d’Aléthéïos, dirigée vers Azyel alors que son front était plissé d’une ride d’effort. Il exerçait de toute évidence un contrôle mental puissant.
« Désolé, mon frère, mais nous avons besoin de ces gens. Je te libèrerai quand tu te seras calmé, dit-il d’une voix tranquille alors qu’une goutte de sueur perlait à son front. Galaad, il faudrait aller s’occuper du chariot. Tu frapperas Azyel plus tard…
— Maieuh ! » fit Galaad, très occupé à s’essuyer les bottes sur la tunique de son « ami » protecteur.
« Il se souviendra de tout ce qui lui sera arrivé pendant le contrôle mental ! » prévint Aléthéïos, ce à quoi Galaad répondit en s’éloignant du mage et en chargeant le convoi.
L’affaire fut vite entendue, les humanistes, dont le nombre avait déjà été lourdement amoindri par la furie d’Azyel, n’avaient pas une chance face à Pelenor et Galaad.
Nous récupérâmes les deux vaincus et l’interrogatoire commença :
« Qui êtes-vous, qui vous a envoyés ? »
Ce à quoi les prisonniers, bien qu’impressionnés par la carrure de Pelenor, ne répondirent rien.
« Très bien, mes gaillards, on va vous emmener à la caserne des protecteurs, là-bas on trouvera bien un moyen de vous délier la… » mais Galaad fut interrompu par un cri inhumain déchirant la plaine. Aléthéïos venait de libérer Azyel de son contrôle mental.
« Enfoiré de mage noir de mes couilles, héraut du fatalisme, chiure de Kalimsshar, résidu de pulpe de Syrass fermenté, je vais t’atomiser !
— Ça suffit Azyel ! Aléthéïos a agi avec notre consentement à tous ! Tu allais compromettre gravement l’aboutissement de cette enquête ! » s’exclama Galaad sur un ton de commandement extrême. Azyel se raidit :
« Cet individu s’est rendu coupable de magie fataliste à l’encontre d’un dignitaire de l’Inquisition. J’exige son arrestation immédiate. Officier, j’attends. »
Il toisait Galaad d’un air nettement impérieux, attitude facilitée par le fait qu’il mesurait une bonne tête de plus. Le protecteur ne semblait toutefois pas apprécier la situation outre mesure.
« Écoute-moi bien, mago de seconde zone. Tu n’es pas mon supérieur dans cette affaire. Je ne suis pas un fan de Kalimsshar moi non plus, mais pour l’instant Aléthéïos nous a été d’une aide précieuse, et cela me suffit. Je juge les gens sur leurs actes et non sur leurs croyances, et je te suggère d’en faire autant à l’avenir.
— Galaad, tu es un très bon officier et un grand protecteur, mais ta confiance t’aveugle. Les fatalistes ont toujours plus d’un but, et s’ils aident parfois les serviteurs des Grands Dragons c’est pour mieux les leurrer par la suite. Ce sont des manipulateurs, qui ne servent que leurs noirs desseins, et nous devrions nous en débarrasser avant qu’il ne…
— Vos gueules ! C’est quoi, ça ? »
Si je les avais interrompus aussi brutalement, c’était à cause d’une impression bizarre mais persistante qui titillait mon lobe frontal depuis un moment déjà. La même impression de colère que quand nous marchions en forêt, mais plus concentrée, et si possible plus puissante. Et surtout qui se rapprochait.
« Qu’y a-t-il, Fagus ? » demanda Vallach’.
Nous étions en vue de l’orée de la forêt et nous vîmes tout à coup une flopé d’oiseaux s’envoler de la canopée dans un grand cri rauque. De la poussière s’envolait du sous-bois tandis que des arbres semblaient s’écrouler sur le passage de… quelque chose.
« Fagus… Qu’est-ce que c’est ?
— Le nom précis, je ne sais pas. Mais c’est gros, c’est très en colère, et ça file grosso modo vers la cité…
— Mais… entre la cité et la forêt, y a nous…
— Fichez le camp ! hurlai-je en me précipitant vers la colonne de poussière qui s’agitait vers le ciel. Rentrez à la ville et prévenez les gardes !
— Et toi, où vas-tu ?
— Je ne peux pas laisser cette créature finir comme cela sans essayer de la raisonner ! Tu sens sa colère, non ? Elle est innocente, elle ne mérite pas de mourir ce soir !
— Tu es complètement fou, prodige ! » s’exclama Pelenor en montant son cheval. Et au lieu de partir vers la ville avec les autres, il m’emboîta le pas et me prit en croupe. Nous galopâmes ensemble vers la forêt.
Mais arrivés juste devant l’endroit où la créature devait apparaître, nous fûmes surpris par sa sortie bien plus rapide que je ne l’avais prévu. Elle jaillit du bois, envoyant bouler des arbres de tous côtés. Elle était gigantesque. On eût dit une immense larve d’insecte, probablement blanchâtre à l’origine mais présentement recouverte d’un tapis de végétation qui devait au repos lui donner l’apparence d’un tertre herbacé. La tête titanesque était couverte de grands yeux ronds de tailles diverses, brillant d’un rouge malfaisant, et entourés vers la base d’une multitude de tentacules s’agrippant au sol, creusant, gesticulant en tous sens. Comme elle arrivait droit sur nous sans nous voir, je hurlai à Pelenor de se déporter sur un de ses flancs.
« Que comptes-tu faire ? Ce monstre est parti pour détruire Elya, et tu n’y pourras pas grand-chose !
— Essaie de stabiliser le cheval à ses côtés. »
Et m’aidant de l’extrémité fourchue de mon shaaduk’t, à l’origine prévue pour s’agripper aux écailles des dragons, je m’accrochai aux flancs de la créature et sautai sur son dos. La progression était difficile, mais je réussis à atteindre le sommet et à m’assurer une prise solide. Une fois en position près du quatrième métamère, je me concentrai et tentai d’atteindre l’esprit du colossal insecte afin d’entrer en empathie.
Je ressentis aussitôt une grande colère, pire encore que celle qui faisait vibrer l’air alentour. La créature était folle de chagrin, à cause du dragon de la nature mais aussi et surtout de la fameuse jeune fille brune de la forêt. Elle y semblait follement attachée, comme toutes les créatures vivant dans le bois. Je compris alors que ce point n’était pas négociable : il nous fallait retrouver cette femme. Et vite. Concentrant mes efforts, j’essayai de négocier un délai. Nous allions tout faire pour satisfaire la forêt, mais nous avions besoin de temps. Si des humains avaient enlevé la jeune fille, comme la larve semblait le croire puisqu’elle visait la cité, il nous serait possible de les pister. Mais il nous fallait du temps.
Soudain je perçus un changement subtil dans ses émotions. J’eus alors la vision d’une lune pleine dans un ciel de jais. Le titan ralentit, puis fit demi-tour et commença à s’enfoncer sous terre en creusant avec ses tentacules. Comme j’arrivais au niveau du sol, je sautai à terre et saluai la créature comme il se devait.
Pendant qu’elle s’éloignait, Pelenor arriva au galop derrière moi.
« Eh ben franchement j’y croyais pas ! »

Nous rentrâmes à la ville et, contrairement à nos attentes, nous ne la trouvâmes pas prête à soutenir la charge d’une larve de vingt mètres de haut. Nos camarades, tout à leur interrogatoire, avaient simplement oublié de prévenir la garde.
Nous les rejoignîmes à la caserne des protecteurs où ils nous firent grand accueil :
« Ah, vous voilà. Alors, Pelenor, t’as charcuté la grosse bébête ? demanda Galaad en souriant.
— Personne n’a massacré personne ! m’exclamai-je. Cet animal est une des plus anciennes créations d’Heyra et personne ne lui fera de mal tant que je serai là. »
J’avais essayé d’être convaincant, et je pensais chaque mot, mais Galaad se contenta de répondre :
« Ah, tu as réussi à la raisonner. C’est bien.
— Pas tant que ça. Elle nous laisse jusqu’à la pleine lune. C’est la semaine prochaine. D’ici là, il faut à tout prix retrouver la fille de la forêt. Vous avez une idée d’où elle peut être ?
— On s’y emploie, Fagus, on s’y emploie. » commenta sobrement Vallach’.
Je remarquai alors les deux prisonniers, attaché chacun à une chaise. L’un avait une profonde blessure dans la cuisse droite et semblait s’être évanoui de douleur. L’autre arborait une mine plutôt réjouie, du genre à avoir un peu abusé des champignons de Nenya…
« Mais qu’est-ce que vous leur avez fait ?
— Ben on les a interrogés. Celui-là, c’est le mien, dit Galaad en désignant le blessé. Il nous a pas appris grand-chose, mais c’est pas parce qu’il voulait pas, hein, c’est surtout qu’il savait rien.
— Mais alors pourquoi l’avoir torturé ?
— Ben, pour faire parler l’autre. Mais c’est un coriace, alors Aléthéïos lui a lancé un sort d’amnésie sélective, ou un truc comme ça… Explique-z’y, moi j’ai pas tout pigé…
— Euh… Disons qu’en gros je lui ai fait oublier un certain nombre de repères, sans toucher à la partie de sa mémoire qui nous intéresse. C’est pas évident, mais on peut considérer que je lui ai fait croire que j’étais son ami et qu’il devait tout me dire.
— Et ça a marché ?
— Plutôt bien. On a l’adresse de la planque des humanistes, dans le quartier des Voyageurs. Il s’agit d’une petite cellule de contestation contre l’autorité draconique. Ils ont juste pour mission de récupérer du Fléau, ils ne savent même pas ce que c’est exactement. Leur contact est un monsieur R, apparemment un grand type, carré, avec une tête ronde, des cheveux et un collier de barbe noirs et une cicatrice du front à la joue qui passe par un œil.
— Ça fait très cliché je trouve[2].
— Il nous a donné son adresse, mais ça a été dur.
— Et la fille ?
— J’y viens… Dis-moi mon ami… »
L’homme se retourna vers Aléthéïos, l’air complètement abruti. Il articula un bruit qui sonnait comme : « Copain ?
— Oui, je suis ton ami, le genre qui est près de toi lors des moments difficiles. Dans pas longtemps, d’ailleurs. Enfin, dis-moi, as-tu déjà vu cette fille ? » demanda le mage des rêves en faisant apparaître une représentation en deux dimensions de la fille de la forêt.
L’humaniste regarda l’image, sourit, bava un peu et hocha la tête.
« Où l’as-tu vue ?
— Sur bateau… Y a un mois… Bateau jasporien…
— Quel bateau ? Où allait-il ?
— Bateau… Sur l’eau… Bateau jasporien…
— On n’en tirera rien de plus. Désolé, conclut Aléthéïos.
— Bon, on a deux adresses à vérifier, résuma Galaad. Je propose qu’on laisse les protecteurs de la cité s’occuper de la planque des humanistes, et qu’on gère tout seuls la baraque de monsieur R. »
Vallach’ se proposa néanmoins d’assister les protecteurs, plus pour vérifier qu’ils n’oublient rien d’important sur les lieux.
Nous partîmes donc pour l’hôtel particulier de monsieur R, que nous trouvâmes désert au dernier degré. C’est-à-dire qu’il ne restait pas un meuble, comme si la bâtisse n’était plus habitée depuis plusieurs mois. En sortant, j’entendis la voix de Pelenor souffler : « Fagus… »
Comme je m’approchais, il m’indiqua le toit de la maison.
« J’ai vu une forme bouger là-haut, peut-être R… », me chuchota-t-il.
À peine eut-il terminé sa phrase qu’Azyel bondit sur le mur et commença à l’escalader à l’aide de ses chausses enchantées. L’impression qu’il dégageait en escaladant le mur de cette manière, dans une espèce de lutte perpétuelle contre la gravité qui s’apparentait plus à de la nage qu’à de la varappe, était très déstabilisante. Il arriva néanmoins sur le toit, sans rien discerner en dehors de la forme lointaine d’un grand oiseau qui s’étrécissait peu à peu.
Quand il redescendit, il nous commenta rapidement ce qu’il avait vu, et conclut « qu’ils commencent à faire chier, ces piafs, le prochain qu’il croise il le grille ! »

Nous rentrâmes à l’auberge dans la soirée pour trouver un mot de Vallach’ calligraphié qui donnait le compte rendu de la fouille de la planque des humanistes :

« Trois-quatre espions humanistes capturés. En savent pas plus que nous. Les jarres étaient apparemment stockées dans la cave.
Je dois vous laisser, j’ai rendez-vous avec la princesse (ou son assistante) pour un verre. Je vous retrouve demain matin.

Bien à vous, votre ami Vallach’, marquis de Veynes. »

« Ça sent le râteau. » commenta sobrement Galaad avant d’aller se coucher, vite imité par toute la bande.


[1] Kalimsshar : Grand Dragon de la Fatalité et des Cauchemars. Il aime : l’évolution, être le mauvais garçon de la famille. Il n’aime pas : la stagnation. Il dirige : aucune caste, mais tous les fatalistes.
[2] Je t’emmerde. (NDMJ)

2 commentaires:

SammyDay a dit…

Jolie référence à Nausicaa, et vive les notes de bas de page !

Ça commence à se préciser...

Neil a dit…

Pour ce qui est du scénario en lui-même, grâce en soit rendue à Marc, le meilleur (et quasiment le seul) MJ de ma (petite) carrière de rôliste.